Le rendez-vous à la
préfecture était fixé depuis deux mois, le 26 avril à 13H. Et
depuis deux mois, cette date clignote dans mon esprit, ne pas oublier
les papiers, les photos, le dossier médical, les détails de la vie
de Nick que je donnerai comme « preuve de relation ».
Quelques jours avant, il faut se faire contrôler les poumons et le
sang, par des médecins hors de prix : les Etats-Unis semblent
ne pas avoir confiance en le docteur français lambda pour leur
assurer que je n'ai ni tuberculose, ni syphillis, et que tous mes
vaccins sont à jour. 250 euros, tout de même, qui s'ajoutent aux
500 et quelques versés depuis le début du processus, ça fait mal.
Quid des Français peu aisés qui voudraient émigrer ?
J'imagine que ceux-là, l'Amérique n'en veut pas vraiment, de toutes
façons.
Le jour J, je dépose
mes affaires à la consigne de Montparnasse, pour récupérer un
train du soir, et je file dans le 8e. L'ambassade est juste à côté
de l'Elysée, comme si le fil qui reliait Hollande à Obama ne
pouvait être coupé, ne serait-ce qu'un instant. J'ai 35mn d'avance.
Je vais voir le gardien, espérant être la première et pouvoir en
finir assez vite. « On ne rentre qu'à 12H55 ». « Vous
avez un ordinateur portable ? Ils sont interdits, et on ne peut
pas les garder au poste de sécurité. Vous pouvez aller voir les
commerces, trouver quelqu'un qui va vous le garder. »
Je jette
un coup d'oeil aux hôtels de luxe et autres restaurants pour
gourmets de la rue adjacente. Est-ce que je peux franchement espérer
trouver quelqu'un qui va garder mon ordi ? J'entre dans le
premier hôtel, où ma tenue contraste violemment avec le chic de
tous les autres clients. On m'indique poliment, mais froidement, un
petit hôtel familial qui accepte de jouer les consignes pour cinq
euros. Ils ont du monde tous les jours, me disent-ils, et aident une
femme à remplir son dossier d'immigration au moment où j'entre chez
eux. Pourquoi l'ambassade ne peut-elle pas dire clairement sur ses
courriers qu'il faut se débarrasser des portables, je me le demande.
Toujours est-il qu'il est 12H55 quand je reviens, et qu'il y a
maintenant 14 personnes devant moi.
On vérifie tous mes
papiers, y compris mon casier judiciaire, avant de me laisser entrer.
La pièce est très grande, carrée, et nous devons attendre debout
entre des rangées de cordes. J'ai une pensée émue pour les deux
petites mamies devant moi. Chaque vérification de dossier est
longue, très longue. Je commence à discuter avec la fille devant
moi, dotée d'un petit accent venu d'Afrique. « Tu es déjà
mariée ? Moi je suis fiancée. J'avais un rendez-vous la
semaine dernière, et il manquait un papier. Ils m'ont donné un
deuxième rendez-vous huit jours après, juste pour ça ! »
Nous râlons ensemble, que c'est long, que ça aurait été bien de
mettre des chaises, quand même, et je lui dis que dix mois pour
obtenir un visa en tant qu'épouse, visa conditionnel en plus, je
trouve ça fou. « Ah mais ne te plains pas, moi ça fait déjà
dix-huit mois, et on est séparés depuis tout ce temps ! »
Effectivement. Pour l'égalité des chances, on repassera.
Pendant
que j'attends, transférant mon poids d'une jambe à l'autre pour
éviter l'engourdissement, je compte les gens devant moi. Deux,
trois : si tout va bien, je devrais passer avec la nana du
premier guichet, qui a l'air beaucoup plus gentille que les autres.
Et en effet, c'est elle qui me reçoit. Me demande ma nouvelle
adresse, mes photocopies des documents qu'elle possède déjà. J'ai
bien fait d'imprimer les trente pages de déclaration d'impôts du
mari et du co-sponsor : elle prend tout. Puis me dit
d'aller m'asseoir un peu plus loin, que le consul va maintenant me
recevoir pour l'entretien. Oui, enfin, l'agent consulaire, me dis-je,
car j'espère que le consul a mieux à faire que de recevoir des
immigrants à la chaîne.
Au bout de vingt
minutes, j'entends appeler « Blouenn Simone », et je me
dirige vers le guichet 11. Je n'ai pas changé de pièce, et
l'entretien que j'imaginais avoir lieu tranquillement dans un bureau,
se déroulera à travers un hygiaphone, dans une pièce blindée de
monde, et toujours debout. L'agent consulaire me demande des preuves
de relation ; je lui tends notre album de mariage mais,
évidemment, ça ne passe pas dans la petite fente sous l'hygiaphone.
Je lui donne alors quelques photos imprimées sur papier, des
factures à nos deux noms, prouvant qu'on a habité ensemble. Puis
c'est le tour des questions. Je suis prête, j'ai révisé toutes les
années de fac de Nick, à Seattle, à Paris, à Londres, en
Californie, les demi-frères et demi-soeurs, son équipe de basket
préférée, etc.
Le mec me demande ensuite quand et comment nous nous sommes
rencontrés, question immédiatement suivie de « when did you
become romantic ? » Non seulement je trouve ça intrusif,
mais il vit dans les années 50 ? La question suivante
confirmera cette impression de questionnaire super daté : « how
did he propose ? » Comment m'a-t-il fait sa demande en
mariage ? Mais monsieur, nous sommes au XXIe siècle, et nous
sommes tous deux féministes, nous ne considérons donc pas que ce
soit à l'homme de faire une demande que la femme a le choix de
refuser ! Bon, au lieu de ma petite tirade militante, je me
contente de rire et de lui expliquer que ça ne s'est pas passé
comme ça : on était pacsés, ça nous allait très bien, on a
cherché un moyen de rester dans le même pays, et le mariage était
le plus sûr, voilà. Il lève ses yeux de son écran : « and
you are ok with that ? » Oui, je réponds, je n'ai jamais
particulièrement voulu me marier, c'est être avec lui qui
m'intéressait. Il tape fidèlement ce que je lui ai dit. Plus tard,
j'aurai un doute : est-ce que je n'ai pas compromis mes chances
avec un discours aussi franc ? N. me dira d'ailleurs, « Woah,
il ne doit pas avoir l'habitude d'entendre ce genre de choses ! »
Une dernière question, sur la date de son anniversaire et sur ce que
je lui ai offert, puis le gars me dit « Je vois qu'il manque
l'original du formulaire I-384, c'est bien ça ? » Mon
sang se glace. J'ai tellement tout bien lu la liste de documents, en
français et en anglais, il ne peut pas manquer quoi que ce soit.
« Je ne suis au courant de rien de tel », réponds-je. Il
me montre un dossier vieux de trois mois où c'est cerclé de rouge.
Seulement, quand le service nous a dit qu'il manquait un document, ce
n'est pas celui-là qu'ils ont mentionné, mais un truc qu'on savait
pertinemment avoir envoyé, et que j'avais ramené au cas où. Ils se
sont donc plantés de case en cochant ce qu'il manquait. Le gars me
dit, « bien, il suffit de faire envoyer ça des USA et votre
dossier est complet ». Je pâlis. La dernière fois, il nous
avait fallu deux semaines pour recevoir l'acte de naissance de Nick
en France. Sans compter qu'on est en période d'Ascension et de
Pentecôte, que la personne qui a cet original, notre co-sponsor,
voyage beaucoup pour son boulot et ne pourra peut-être pas le poster
avant des semaines...
Tout ça pour ça. Tout ce stress pour
poireauter peut-être des mois en France, alors que j'aurais pu
régler ce problème en trois jours pendant que j'étais aux USA. Si
seulement j'avais su. Et mon mari que je ne vais pas voir pendant
tout ce temps, mon futur employeur qui attend mes papiers, mes
parents qui ont réservé un billet d'avion pour juin alors que je ne
serai peut-être même pas là... Je sens que je me décompose, que
quelques larmes m'échappent. « What's the matter ? »
s'écrie l'agent. Je lui explique. S'il voulait une preuve de
relation, en voici une belle. Il essaie de me rassurer, de me dire
que ça peut aller très vite, tout ça. Je sors épuisée, pas
convaincue, découragée. L'agent de sécurité qui me voit défaite
me demande ce qui se passe. « Il me manque un papier. »
« Ah, un document qui n'était pas sur la liste, hein ! »
Visiblement, il a l'habitude. Ca ne me rassure pas particulièrement.
Après trois semaines
d'attente, un vol repoussé, cinq mails restés dans le vide, deux
appels téléphoniques où on se bornait à me lire ce qui
s'affichait aussi sur mon écran d'ordi, des heures d'anxiété et de
conversations skype démoralisées avec mon cher et tendre, le
passeport est arrivé dans la boîte aux lettres, sans crier gare. On
m'avait certifié qu'on m'attribuerait un numéro de suivi dès que
le passeport serait posté, et qu'ensuite ça prendrait un à trois
jours. A une heure trente près, j'appelais pour décaler encore mon
vol. Je m'étais déjà mise en tête que j'allais rester une semaine
de plus, avais confirmé ma présence à une fête quatre jours plus
tard et soudain, j'ai 36H pour mettre mes affaires en ordre et
partir. Ce n'est vraiment pas la façon idéale de dire au revoir à
son pays natal, à ses amis. Mais me voilà, résidente américaine,
autorisée à travailler, à ouvrir un compte en banque, prête à me
construire une nouvelle vie. Houston n'a qu'à bien se tenir.