vendredi, novembre 24, 2006

Un gamin passablement paumé

C'est un ado comme tant d'autres : le visage emboutonné, la voix étonnament grave pour son gabarit de crevette, les allures gauches de celui qui veut se donner de l'allure. Depuis le début de l'année, il me gonfle d'à peu près toutes les manières possibles : devoirs bâclés, bavardages, vocabulaire grossier (mais pas agressif), clowneries à la limite de l'insolence, asticotage systématique des filles qui veulent bosser. Je l'ai déjà collé une heure, l'ai retenu une autre heure où il n'avait pas cours, et donné moult devoirs supplémentaires. Il est abonné au premier rang pour l'année et le prof principal a déjà vu ses parents deux fois. On commence à être à bout d'arguments.
Aujourd'hui, je le reprends machinalement trois ou quatre fois, comme d'habitude. "Nicolas, tu arrêtes tes grimaces et tu suis pendant la lecture du texte." "Nicolas, au lieu de ricaner bêtement avec ton voisin, tu pourrais peut-être répondre aux questions ?" "Nicolas tu m'énerves, tu me donnes la trousse de Cécile que tu es en train d'entourer de scotch." Ai-je précisé qu'il s'agissait d'une classe de seconde ?
Bref, à la fin de l'heure, je demande à lui parler. C'est la quatrième fois dans ma matière, et le premier trimestre n'est pas fini. Je soupire. Il prend les devants et s'excuse. Je lui dis qu'il n'est plus temps. Il me dit qu'il sait, qu'il n'arrive pas à s'en empêcher, et qu'il risque l'expulsion à force de bêtises. Je le secoue : c'est bien trop facile de baisser les bras, c'est maintenant qu'il faut montrer de quoi il est capable. Il baisse la tête. "Je n'ai pas envie d'aller ailleurs, moi, madame. Après coup, je sais que c'est idiot, que j'embête tout le monde, mais quand je suis dedans, j'arrive pas à réfléchir. Même pour mon avenir c'est bête."
Son avenir... creusons un peu le sujet. "Tu sais pourquoi tu es là, Nicolas ? Ce que tu veux faire plus tard ?" "Ben justement, je voulais être prof de sport, mais comme j'ai appris qu'il y avait zéro poste pour tout le département cette année..."Ah. On tient un truc. "Mais tu sais qu'il existe d'autres voies que l'éducation nationale ? Educateur sportif, professeur dans une association...?" "Oui, ou je me disais pompier." "Bien, ça, pompier ! Pourquoi tu n'irais pas voir un conseiller d'orientation ? Il te parlerait des formations, de la réalité du métier...." "Oui, me coupe-t-il, j'ai déjà un dictionnaire des métiers à la maison, j'irai après." "Ou en même temps. Le dialogue, tu sais, c'est toujours mieux : tu pourras poser des questions, par exemple." "D'accord, je le ferai cet après-midi. Au revoir, madame. Et merci."
Faut pas croire que je me leurre. Je ne suis pas du tout persuadée que la conseillère du lycée entende jamais parler de Nicolas et de son projet d'être pompier. Je le relancerai, à tout hasard. Mais j'y crois peu. Dans trois mois, il voudra être vétérinaire. Ou vendeur de BMX. Il n'empêche, Nicolas, qui a des lignes à copier depuis qu'il sait écrire, et qui est collé tous les mercredis après-midis jusqu'à Noël, m'a véritablement parlé. Il semble avoir conscience qu'il s'identifie à ce rôle de bouffon, ne sait pas en sortir. Oui, c'est affreusement immodeste, mais peut-être qu'un prof qui vous écoute et vous fait confiance peut vous sortir de ça. Peut-être que je peux être ça. En tout cas je ne perds rien à essayer. Ou quinze petites minutes que, de toutes façons, j'aurais passées à râler dans le bus.
PS : J'ai découvert une fonction "banque de données" dans le logiciel de saisie des appréciations aujourd'hui. En clair, un prof peut élaborer quatre ou cinq commentaires différents, du style "peut mieux faire" ou "excellent travail", et les copier/coller sur tous les bulletins de note. Ca laisse rêveur...

jeudi, novembre 16, 2006

Ode au professorat

Quatorze heures trente, un cours de français de première scientifique, quelque part en région parisienne. Objet d'étude : le biographique. Support choisi par le professeur (moi) : Garçon manqué, de Nina Bouraoui. "De mère française. De père algérien. Je sais les odeurs, les sons, les couleurs. C'est une richesse. C'est une pauvreté. Ne pas choisir c'est être dans l'errance." Rapidement, une ambiance de classe différente, une écoute de meilleure qualité que d'habitude. Je me dis que ça doit être normal, quand on parle de recherche d'identité à des ados en plein questionnement. Je ne m'en étonne donc pas, et continue. "Prenez une feuille. Dans un texte d'une dizaine de lignes, vous imaginerez un récit autobiographique reprenant une séparation très forte entre deux identités, à la manière de Nina Nouraoui." Trente minutes, j'en ramasse dix. Au boulot.

Je remplis le cahier de textes, me promène dans les rangs pour vérifier que ceux du fond bossent aussi, réponds à quelques questions posées au vol. "Madame, j'ai fini." Je m'approche et prends la copie d'Hannah. J'y remarque très vite des fautes d'accord. "Dis-moi, ton personnage est masculin ou féminin ? Ce n'est pas très clair." "Féminin. C'est moi, madame, c'est vrai. C'est ma vie." Hannah, petite métisse de seize ans, excellente élève, écrit : "Je suis algérienne. Je suis française. J'aime la douceur de l'Algérie. En France je dois faire mes preuves. On essaie de choisir pour moi. Mais je suis les deux, c'est une chance, et je défie quiconque de me dire le contraire."
Plus loin, Luigi rédige un texte qui commence ainsi : "De parents italiens. Je suis né en France. De nom, d'origine, de culture italiens. Je vis malheureusement en France dans un pays qui n'est pas le mien. Maintenant il est trop tard, mes parents ont fait leur choix et nous devons rester jusqu'à leur retraite. Heureusement les vacances scolaires me permettent de soulager cette souffrance." Jason, lui, parle de son père musulman et de sa mère juive. Emilie du choix impossible entre ses deux parents, divorcés. Thomas de son désir de suivre une autre filière, et de l'orientation stratégique en première S. Il est clair qu'ils ont peu inventé, et que les personnages décrits leur ressemblent fort.

Comment évaluer ce travail de création qui n'en est pas ? Leur renvoyer leurs fautes d'orthographes et leur maladresses de style à la figure, quand ils confient leurs doutes intimes ? Le moment est émouvant; certains sont à fleur de peau en lisant leur texte, d'autres se font tout petits pour que je ne les interroge pas. Tous sont extrêmement attentifs aux réactions de la classe, et m'adressent un regard craintif à la fin de la lecture. Je remballe mes commentaires si facilement sarcastiques d'habitude, et félicite la plupart, sinon pour la forme, au moins pour l'idée. Ce n'est même pas hypocrisie de ma part : c'est réellement bien.

Sur les dix copies lues dans le bus, je trouverai aussi des sujets d'invention plus classiques : des personnages nés en 1943 de père juif et de mère chrétienne en Allemagne, des fils de boulanger qu'on veut forcer à reprendre la boutique paternelle alors qu'ils souhaiteraient être comédiens, etc. Pour un peu, j'en serais déçue...
Il est bon que parfois, au milieu des structures syntaxiques, des éléments de versification et des champs lexicaux, jaillisse un peu d'émotion brute. Si la littérature vaut jamais quelque chose à leurs yeux, c'est bien cela.

dimanche, novembre 12, 2006

Moi vouloir être chat

Il est des soirs où la solitude est un peu plus lourde à porter. Des soirs où l'on aimerait bien que quelqu'un vous attende au creux d'un lit tout chaud, pour vous demander d'une voix ensommeillée : "C'était bien ta soirée ?" Des soirs où l'on voudrait avoir une colocataire, tout juste revenue de frasques nocturnes, avec qui pouffer devant une mauvaise émission de télé en mangeant des frites grasses.
Mais puisqu'on est bel et bien seule, il faut trouver un palliatif. Moi, j'aime assez m'abîmer dans la contemplation des toits parisiens. C'est chouette, les toits parisiens. On a l'impression que tout communique, et qu'avec un peu d'audace, on pourrait se transformer en chat errant pour sillonner la ville toute la nuit. Qu'avec un peu de chance, on tomberait sur la lucarne entr'ouverte d'un charmant insomniaque, qui nous montrerait trois accords de guitare en sifflant une bouteille de vodka. Peut-être même qu'on s'aimerait, et peut-être qu'on ferait des enfants. Peut-être pas.
C'est en général à ce moment-là de mes tribulations imaginaires que je remarque une fenêtre allumée pour de vrai, en face dans la cour. Ce n'est pas la même tous les soirs. Peut-être vit-il là, ce musicien de quat' sous. Et espiègle comme il est, il s'amuse à apparaître dans un nouvel appartement à chaque fois. Ou alors est-ce un parent esseulé, seul en charge des mômes pendant que le conjoint est parti en voyage d'affaires, et que j'écouterais bien me raconter son quotidien "fatigant mais tellement, tellement enrichissant". Ou encore une personne âgée, pour qui je pourrais surmonter ma répugnance envers les grand-mères radoteuses, l'espace de quelques heures.
On n'est jamais seul, dans une ville, la nuit. Ces murs qui nous dérobent au regard d'autrui ne nous empêchent pas de sentir qu'on vit ensemble.
Et c'est tant mieux.