Quatorze heures trente, un cours de français de première scientifique, quelque part en région parisienne. Objet d'étude : le biographique. Support choisi par le professeur (moi) : Garçon manqué, de Nina Bouraoui. "De mère française. De père algérien. Je sais les odeurs, les sons, les couleurs. C'est une richesse. C'est une pauvreté. Ne pas choisir c'est être dans l'errance." Rapidement, une ambiance de classe différente, une écoute de meilleure qualité que d'habitude. Je me dis que ça doit être normal, quand on parle de recherche d'identité à des ados en plein questionnement. Je ne m'en étonne donc pas, et continue. "Prenez une feuille. Dans un texte d'une dizaine de lignes, vous imaginerez un récit autobiographique reprenant une séparation très forte entre deux identités, à la manière de Nina Nouraoui." Trente minutes, j'en ramasse dix. Au boulot.
Je remplis le cahier de textes, me promène dans les rangs pour vérifier que ceux du fond bossent aussi, réponds à quelques questions posées au vol. "Madame, j'ai fini." Je m'approche et prends la copie d'Hannah. J'y remarque très vite des fautes d'accord. "Dis-moi, ton personnage est masculin ou féminin ? Ce n'est pas très clair." "Féminin. C'est moi, madame, c'est vrai. C'est ma vie." Hannah, petite métisse de seize ans, excellente élève, écrit : "Je suis algérienne. Je suis française. J'aime la douceur de l'Algérie. En France je dois faire mes preuves. On essaie de choisir pour moi. Mais je suis les deux, c'est une chance, et je défie quiconque de me dire le contraire."
Plus loin, Luigi rédige un texte qui commence ainsi : "De parents italiens. Je suis né en France. De nom, d'origine, de culture italiens. Je vis malheureusement en France dans un pays qui n'est pas le mien. Maintenant il est trop tard, mes parents ont fait leur choix et nous devons rester jusqu'à leur retraite. Heureusement les vacances scolaires me permettent de soulager cette souffrance." Jason, lui, parle de son père musulman et de sa mère juive. Emilie du choix impossible entre ses deux parents, divorcés. Thomas de son désir de suivre une autre filière, et de l'orientation stratégique en première S. Il est clair qu'ils ont peu inventé, et que les personnages décrits leur ressemblent fort.
Comment évaluer ce travail de création qui n'en est pas ? Leur renvoyer leurs fautes d'orthographes et leur maladresses de style à la figure, quand ils confient leurs doutes intimes ? Le moment est émouvant; certains sont à fleur de peau en lisant leur texte, d'autres se font tout petits pour que je ne les interroge pas. Tous sont extrêmement attentifs aux réactions de la classe, et m'adressent un regard craintif à la fin de la lecture. Je remballe mes commentaires si facilement sarcastiques d'habitude, et félicite la plupart, sinon pour la forme, au moins pour l'idée. Ce n'est même pas hypocrisie de ma part : c'est réellement bien.
Sur les dix copies lues dans le bus, je trouverai aussi des sujets d'invention plus classiques : des personnages nés en 1943 de père juif et de mère chrétienne en Allemagne, des fils de boulanger qu'on veut forcer à reprendre la boutique paternelle alors qu'ils souhaiteraient être comédiens, etc. Pour un peu, j'en serais déçue...
Il est bon que parfois, au milieu des structures syntaxiques, des éléments de versification et des champs lexicaux, jaillisse un peu d'émotion brute. Si la littérature vaut jamais quelque chose à leurs yeux, c'est bien cela.
Je remplis le cahier de textes, me promène dans les rangs pour vérifier que ceux du fond bossent aussi, réponds à quelques questions posées au vol. "Madame, j'ai fini." Je m'approche et prends la copie d'Hannah. J'y remarque très vite des fautes d'accord. "Dis-moi, ton personnage est masculin ou féminin ? Ce n'est pas très clair." "Féminin. C'est moi, madame, c'est vrai. C'est ma vie." Hannah, petite métisse de seize ans, excellente élève, écrit : "Je suis algérienne. Je suis française. J'aime la douceur de l'Algérie. En France je dois faire mes preuves. On essaie de choisir pour moi. Mais je suis les deux, c'est une chance, et je défie quiconque de me dire le contraire."
Plus loin, Luigi rédige un texte qui commence ainsi : "De parents italiens. Je suis né en France. De nom, d'origine, de culture italiens. Je vis malheureusement en France dans un pays qui n'est pas le mien. Maintenant il est trop tard, mes parents ont fait leur choix et nous devons rester jusqu'à leur retraite. Heureusement les vacances scolaires me permettent de soulager cette souffrance." Jason, lui, parle de son père musulman et de sa mère juive. Emilie du choix impossible entre ses deux parents, divorcés. Thomas de son désir de suivre une autre filière, et de l'orientation stratégique en première S. Il est clair qu'ils ont peu inventé, et que les personnages décrits leur ressemblent fort.
Comment évaluer ce travail de création qui n'en est pas ? Leur renvoyer leurs fautes d'orthographes et leur maladresses de style à la figure, quand ils confient leurs doutes intimes ? Le moment est émouvant; certains sont à fleur de peau en lisant leur texte, d'autres se font tout petits pour que je ne les interroge pas. Tous sont extrêmement attentifs aux réactions de la classe, et m'adressent un regard craintif à la fin de la lecture. Je remballe mes commentaires si facilement sarcastiques d'habitude, et félicite la plupart, sinon pour la forme, au moins pour l'idée. Ce n'est même pas hypocrisie de ma part : c'est réellement bien.
Sur les dix copies lues dans le bus, je trouverai aussi des sujets d'invention plus classiques : des personnages nés en 1943 de père juif et de mère chrétienne en Allemagne, des fils de boulanger qu'on veut forcer à reprendre la boutique paternelle alors qu'ils souhaiteraient être comédiens, etc. Pour un peu, j'en serais déçue...
Il est bon que parfois, au milieu des structures syntaxiques, des éléments de versification et des champs lexicaux, jaillisse un peu d'émotion brute. Si la littérature vaut jamais quelque chose à leurs yeux, c'est bien cela.
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