jeudi, octobre 09, 2014

Lampedusa express


Ce matin, en ouvrant la radio
Des corps repêchés dans la Méditerranée
Devant ma tasse de thé du matin.
Drames de l’immigration
Qui s’empilent
On est devenus fatalistes, en Occident.
Ils meurent par milliers, nous le savons.
Ils nous arrivent déshydratés, terrifiés, orphelins
(Quand ils nous arrivent)
Ils seront par la suite exploités, mal logés, affamés
Pour les plus chanceux.
Les autres seront – ahem – reconduits au pays, à la frontière
Parfois au cimetière
Les accidents, ça arrive
A base de chiffons pressés sur la bouche, ou enfoncés dans la gorge.

Comment fait-on pour se cacher yeux, oreilles, nez
Quand on habite Lampedusa
Ou n’importe quelle autre partie du monde
On dirait que la culpabilité est devenue partie inhérente de l’humaine condition
De la condition de l’humain bien nourri
On a surtout eu de la chance
En ne naissant ni sous les bombes ni dans le désert
Et on le sait bien.

Comment veux-tu les blâmer ?
De fuir la guerre civile, les persécutions
Ou même simplement la faim.
Cette faim dont je ne saurai jamais la première douleur
Je ne peux qu’imaginer
La peur de tomber à l’eau
Au moindre ressac
Et qui dit tomber dit se noyer.
L’eau dans les poumons, l’océan pour sépulture
Pas de funérailles, pas de famille, pas de terre de nos ancêtres
Dormir à vingt sur une barcasse qui ne devrait pas accepter plus de cinq hommes
Et la faim
Et la soif, intense
Et la peur que ton bébé s’en aille mourir dans tes bras avant que tu aies touché terre
Avant que tu aies pu avoir un lait assez riche pour qu’il arrête de maigrir
Et que tu aies pu le nettoyer correctement.
Jamais je ne pourrai faire autre chose qu’imaginer.
Où que j’aille, Egypte, Mexique, Sénégal, je serai blanche.
Je serai éduquée.
Privilégiée
Et laissée à la seule faculté d’imaginer le quotidien des autres.

On me dit : tu as une vision romantique de la situation.
On me dit : ben oui, mais qu’est-ce qu’on peut bien faire ?
L’Occident n’a pas de solution pour eux. Il est épuisé de soutenir son propre peuple et le welfare state n’a plus vraiment le vent en poupe, ces temps-ci.
Accueillir, soigner, financer des gens qui ne sont même pas d’ici ?
Bien sûr qu’être humain n’a ni couleur ni race ni religion
Mais je te rappelle qu’il y a des Allemands, des Italiens, des Français qui crèvent de faim sur nos trottoirs.
Occupons-nous déjà de ceux-là, tu ne crois pas ?

La plus simple humanité demande tant d’énergie.

Hier, alors que j’aidais un jeune Tamoul à remplir un formulaire pour les aides sociales
-le septième de ma classe qui compte douze élèves-
Je me suis dit, Ca doit coûter cher à la France, surtout en période de crise.
Je ne m’étais jamais préoccupée de cet aspect des choses auparavant
Je n’avais jamais éprouvé le besoin d’être raisonnable, rigoureuse, austère.
J’avais toujours refusé d’envisager cette question autrement que sous l’angle humain.
Si moi, la gauchiste altermondialiste qui lutte pour les droits des migrants depuis 7 ans
Je me mets à penser ainsi
Que pense la majorité des Français ?
Celle qui vote massivement UMP dès qu’elle en a l’occasion
Celle qui se choisit çà et là des maires Front National ?
Le racisme insidieux
Le « Eux contre Nous », le « c’est Eux ou Nous »
Le « Moi aussi j’ai des idéaux, mais nous n’en avons plus les moyens »
La vision comptable et étriquée de l’existence
Ont gagné tant de terrain.
Sans même qu’on s’en rende compte

Cela infuse malgré nous.
Je suis triste et j'ai peur.
Ceci est un cri de détresse.

mercredi, avril 09, 2014

Femme non-rééducable

Que savons-nous de l’Est ? Quelques mots. Bloc. Froid. Vodka. Moujiks. Perestroïka. Poutine. Quelques clichés. Des températures à faire geler le sang dans les veines. Un territoire immense et ingouvernable, tenu d’une main de fer par des hommes à poigne, avant-hier le tsar, hier le KGB, aujourd’hui un président au sourire carnassier. Que savons-nous de l’Est ? Anna propose une image : une tête coupée, qui n’en finit pas de goutter sur le sol gelé. Nous sommes à Grozny, dans un pays qui n’en est pas un, qui résume à nos oreilles d’Occidentaux le sort de toutes les républiques séparatistes de l’Ex-URSS : la Tchétchénie. Pour les Russes, elle appartient à un vaste ensemble national qu’il est totalement impensable de découper. Pour les Tchétchènes, elle appartient à eux-mêmes, les « culs noirs » de Moscou. C’est très clair, totalement limpide, et absolument insoluble.

            Au moment où nous prenons l’histoire en marche – tout cela ne date pas d’hier, camarade-, on a donné aux soldats russes un quota quotidien de Tchétchènes à éliminer : 3, 4. Par jour. Par soldat. A Grozny, on patauge dans le sang. Une femme, Anna Politkovskaia, veut aller voir ce qui se passe là-bas. Pas  recopier les communiqués officiels, ni imaginer, les fesses calées dans un fauteuil moscovite, les combats « officiels » et les grenades qui « accidentellement » tombent sur des civils, des femmes, des enfants. Plus de guillemets, de verbes au conditionnel. Elle veut voir.

Elle verra. Des têtes coupées accrochées à l’oléoduc qui traverse le pays, en guise d’exemple, dégouttant de sang pendant des heures et des heures. Des gens, femmes et enfants confondus, qui se tordent dans tous les sens, au sol, après un attentat. De jeunes Russes fanatisés qui crevaient de faim au pays, et accomplissent méthodiquement leur besogne, sans états d’âme, si ce n‘est le regret de ne pas être assez payé pour ce sale job.

Entre 1999 et 2006, Anna se rendra régulièrement en Tchétchénie, pour rencontrer, pour observer, et pour dire. Sera interrogée, détenue, et même empoisonnée. Pour les Russes, tout ce qui n’est pas avec eux est contre eux : c’est une ennemie de l’Etat, une traîtresse de l’intérieur qui passe son temps à  publier des mensonges. Pour les Tchétchènes, c’est une Russe, au pire un témoin gênant des exactions des terroristes, au mieux une inutile porte-parole de leurs revendications. Elle ne PEUT PAS gagner. Elle a tout à y perdre, surtout la vie, elle qui échappe de justesse au meurtre dans l’avion qui l’amène à Beslan. Elle continue.

Témoin ? Négociatrice ? Que peut-elle bien être dans ce conflit où il est impossible de décider quel côté est le moins barbare : celui qui prend en otage 150 personnes, dont des gamins de huit ans, ou celui qui décide de les gazer, en tuant 130 ? Pourquoi s’obstiner à aller là-bas, lui demande-t-on, risquer sa vie, crever de faim et de froid, mendier de la nourriture auprès des militaires, pour écrire des papiers qui mécontentent tout le monde ? Elle ne sait simplement pas faire autre chose. L’imagine-t-on résignée, à amplifier la voix de Moscou ou se consacrer aux articles de cuisine ? Même si ce n’est pas grand-chose, même si c’est presque certainement inutile et que ça ne rendra bien sûr pas la vie aux morts, ce qu’on peut faire, on doit le faire. Tant qu’Anna aura des yeux, des oreilles et une main pour écrire, elle témoignera de ce qu’elle a vu à Grozny, au théâtre de la Doubrovka, à Beslan.

On connaît la fin, sa fin, quatre balles dans la peau alors qu’elle remontait ses courses de la semaine en ascenseur. Huit ans après, la Russie est retournée aux mains de l’ancien chef du KGB, il parle toujours de « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes », et les adolescents de Grozny rêvent toujours de se libérer en dézinguant du Russe, peu importe son âge. L’histoire comme un disque rayé. Deux antagonismes si brutaux qu’on se demande comment un jour ils pourraient bien se réconcilier. Qui, d’un trait de plume ou d’amnistie, décrètera la confiance entre les peuples ? Haine contre haine, violence engendrant plus de violence encore.  Mécanique implacable et glacée.


Sur scène, Anne Alvaro et Régis Royer : une Anna inflexible bien que si fatiguée, et une silhouette masculine incarnant toutes ces ombres, terroriste, soldat, général, président tchétchène, fils d’Anna rongé par l’angoisse. Plateau dépouillé, épuré, juste les mots et le corps pour instruments, comme Anna, comme tous ces journalistes qui tentent de dire l’indicible, hier, aujourd’hui, ici, maintenant. Ce n’est évidemment pas de ces spectacles qui vous laissent indifférent. Il vous charge d’un poids, et vous cherchez à comprendre comment elle a pu, comment elle a réussi et comment elle pousse encore des dizaines d’humains à faire ce qu’ils croient juste de faire. Vous êtes grave. Vous souriez doucement. Et en sortant, en respirant l’air frais du printemps, vous comprenez aussi à quel point l’existence d’Anna, cette toute petite individue qui s’est dressée seule face à deux pouvoirs extrêmement dangereux, est une bonne nouvelle pour le monde*.


*Au théâtre de l'Atelier, jusqu'au 28 mai.