mardi, novembre 29, 2016

Thanksgiving

C'est peu de dire que la fête de Thanksgiving était redoutée, cette année. Après l'élection du Gros Orange, plusieurs journaux américains ont prodigué des conseils pour éviter de s'écharper en famille autour de la dinde rituellement sacrifiée. Pour nous, c'était l'occasion de partir vers le Nord, chez les parents de N, et d'avoir quatre jours de vrai automne avec du froid et de la pluie dedans. Mais on n'était pas sûrs-sûrs de la couleur du vote côté mère et beau-père, et on appréhendait quand même le séjour coincés au milieu de la campagne quasi-canadienne.

La première bouffée d'air frais, c'est le caractère libéral et placide de l'Etat de Washington. Non seulement la marijuana y est en vente absolument libre, à partir du moment où on a plus de 21 ans, mais c'est aussi un des premiers Etats d'où sont parties les revendications pour le mariage gay, dès 1971. Little Saigon, à Seattle, affiche ses noms de rue en anglais et en vietnamien. Normal. Personne ne trouve rien à y redire. J'imagine le nombre d'infarctus si d'aventure on essayait de rédiger pareils panneaux en arabe à Barbès, ou en espagnol au Texas. Nos amis locaux plaisantent de la coolitude ambiante : toutes les augmentations d'impôts proposées au vote passent, y compris celle qui fera payer mille dollars de plus par an à chaque famille pour le nouveau métro. Et de fait, il y a quelque chose de vraiment reposant à circuler dans un coin où tout le monde fout la paix à chacun. En rentrant, un message de mon asso féministe texane m'indiquera qu'une loi que nous redoutions a été votée ; elle oblige les femmes victimes de fausse couche, ou ayant recours à l'avortement, à procéder à l'enterrement du fœtus. Avec toute la douleur, et la culpabilité, que ça implique. Décidément pas le même monde.

Ce furent quatre jours de lecture, de sommeil, de rires et de gavage méthodique. Quatre jours ô combien bénéfiques, dans cette atmosphère pesante de profonde fracture idéologique. A se demander comment ce petit monde va pouvoir un jour se réconcilier : l'Amérique rurale et l'Amérique urbaine, l'Amérique aux mœurs libérales et l'Amérique ultra-conservatrice, les intellos salariés et ceux qui n'ont pas ni boulot ni diplôme. Au Texas, l'atmosphère est parfois explosive.

Finalement, les beaux-parents n'ont pas voté. Ils vomissent Trump presque autant que nous et, bien qu'ils profèrent quelques paroles anti-immigration de temps en temps, on arrive à s'entendre sur son sexisme et la stupidité de ses promesses. Il y aura même une bonne surprise lors de ce séjour : la mère de N, jadis très religieuse, m'a expliqué croire en Dieu mais en aucune institution chrétienne, et s'est même lancée dans une critique historique de la Bible comme document écrit par l'Homme. N n'en revenait pas. C'est peut-être là l'effet positif de cette élection, il faut en tout cas l'espérer : ramener des conservateurs à peu près raisonnables du côté de l'humanisme.  

dimanche, novembre 13, 2016

Un samedi 12 novembre en Amérique

Il est entendu que ce sont de sales temps pour les progressistes.

Il y a aussi un sentiment d'impuissance assez dévastateur à se trouver ainsi dans l'entre-deux, expatriée dont la vie quotidienne souffrira bien plus de cette élection-ci que de celle de mai 2017, mais n'ayant pas encore le droit de vote américain. Je n'ai pourtant pas envie de m'étendre sur la rage, les larmes et l'incrédulité par lesquelles on est tous passés. Au lieu de cela, je vais faire ce que je fais d'habitude : raconter l'Amérique à laquelle je suis confrontée, et la place que je tente d'y trouver.

Samedi matin, je m'étais inscrite auprès d'une asso pour accompagner les femmes désirant avorter à la women's clinic, la seule à la ronde pour des dizaines de Texanes vivant à la campagne. Je m'attendais à une foule de Trump supporters énergisés par leur victoire de mardi ; à 7H du matin, à l'ouverture, il n'y a qu'un gars d'une cinquantaine d'années portant une pancarte "Don't do it" et marmonnant des trucs inintelligibles. En revanche, devant la porte de clinique, il y a déjà la queue. Noires, Hispaniques et même femmes voilées, assez rares ici, forment l'essentiel de ce cortège qui attend, tête baissée. Les trois autres manifestants pro-life qui arriveront dans la matinée seront tous des hommes, Blancs, et un seul aura moins de quarante ans. 


Notre job de bénévoles est d'escorter les femmes à travers la foule hostile, quand foule il y a, et de les aider à trouver où se garer. Eh oui : à une cinquantaine de rendez-vous par jour, tous assurés par le même médecin, six jours par semaine, le petit parking de la clinique est vite saturé. Plusieurs commerces du coin sont connus pour appeler la fourrière dans l'heure si vous vous garez chez eux. Je n'ose imaginer l'état d'esprit d'une femme qui sort d'une opération difficile, que personne n'effectue de gaieté de coeur, et qui n'a plus de véhicule pour rentrer se reposer chez soi. 

R..., la chef des bénévoles ce matin-là, me montre comment faire et me dit "Do you want to try?" au bout de dix minutes. Le premier couple m'accepte dans sa voiture, et je leur indique une place sans danger d'enlèvement. On discute un peu. Ils sont vraiment jeunes, sympathiques, et secouent la tête en me disant qu'un pro-life a essayé de leur tendre un prospectus. Je dois expliquer qu'ils ont le droit constitutionnel de s'exprimer, mais pas de les toucher ni de les empêcher d'entrer, et qu'on est là pour s'en assurer. Je les fais rentrer par l'arrière de la clinique, où se trouve juste le jeune mec chelou, avec son panneau "I will adopt ! Let's talk". Tout ça se passe bien.

Le deuxième couple qui m'embarque dans sa voiture est plus difficile à gérer. Lorsque je claque ma portière, seul l'homme sort et discute avec moi. La femme est vêtue de noir, porte des lunettes de soleil et semble très affaiblie. Elle nous suit lentement jusqu'à la clinique, trois mètres derrière, et à l'approche du bâtiment son ami prend un air effrayé : "Ils ne vont quand même pas essayer de nous parler, si ?" Si. Ma tâche consiste à vous dire de ne pas les regarder, de ne pas leur répondre et de me suivre, pour minimiser les désagréments. Quand je raconte ça à R, elle me dit "Tu verrais quand les Catholiques sont là. Ils arrivent à trente, avec la statue de la Vierge et du petit Jésus, et parfois ils ont des bébés dans les bras."

Elle m'explique ensuite ce que prévoit la loi texane pour celles qui osent vouloir disposer de leur corps. Il faut deux rendez-vous, tous deux obligatoirement avec le seul et unique médecin, et ils ne peuvent avoir lieu le même jour. Lors du premier, on te fait regarder l'échographie, et on te montre une vidéo récapitulant des différentes étapes de développement du foetus, et listant les alternatives à l'avortement. Cerise sur le gâteau, on utilise une enquête montrant une diminution du risque de cancer du sein pour les femmes allaitantes pour te dire que, comme tu ne vas pas allaiter si tu n'es pas enceinte, l'avortement augmente les risques de cancer du sein. Le médecin a l'obligation légale de montrer la vidéo, même s'il peut dire "Je suis un professionnel de santé et je ne suis pas d'accord avec ce message" à la fin. J'imagine l'état de confusion mentale qui en résulte pour ces femmes, déjà bien éprouvées par leur situation. Tout cela est révoltant de cruauté et de bêtise. Et encore, le nouveau président n'a pas encore commencé à toucher à ce droit fondamental et fédéral, que le Texas essaie de rogner depuis des années.

Jusqu'à 10H, d'autres bénévoles féministes se succéderont. Il y aura deux lycéennes, une femme trans qui a vécu à Paris et sera ravie d'échanger quelques phrases en français, et même un homme qui, on ne se refait pas, prendra en charge l'intégralité de la circulation sur le parking. Ma matinée est finie. J'enchaînerai l'après-midi avec un petit rassemblement anti-Trump, et je reviendrai la semaine prochaine. Mardi soir, l'engagement a cessé d'être optionnel. Comptons-nous, retrouvons-nous pour protester à chacun de nos droits qui est menacé, et surtout préparons l'alternative. Les premiers déçus du Trumpisme ne devraient pas tarder : montrons-leur qu'au-delà de la liberté brandie à tout va aux US, la solidarité, c'est un bien joli mot, et une idée plus belle encore.