mardi, avril 12, 2016

Le temps des habitudes.

Avec le temps vient, tout s'en vient. Une foultitude de petits riens. De petites miettes de choses familières, d'assurance gagnées sur l'angoisse de l'inconnu. Le trajet entre l'université et la maison, qu'on fait pour la première fois sans y penser, sans avoir eu besoin de jeter un œil au GPS. Les retours de plage, sable entre les doigts de pied, dans l'exacte lumière des après-midis d'été de mon enfance. Des conversations où on est contente d'avoir su exprimer des nuances dans un vocabulaire soutenu, même si ça passe totalement inaperçu auprès des anglophones blasés. Vient aussi le temps des premiers amis, aussi, des premiers thés pris avec un ersatz de pain au chocolat en parlant choc culturel, et de la première fête de départ d'un vague pote danois. Cette évidence : se sentir bien quelque part, c'est avant tout affaire de réseau. Il s'agit juste de trouver sa tribu.

Avec la confiance en soi, le regard évolue aussi. Si tout est différent, alors il faudra prendre le changement à bras-le-corps. Les Américains ont cette expression formidable : « you have to embrace it ». Difficilement traduisible : quelque chose entre « accueillir à bras ouverts  », « épouser pleinement », et « adopter (un nouveau comportement) ». C'est l'idée que tu dois te confronter à ta nouvelle réalité, l'accepter profondément. Pas vraiment de place pour la nostalgie ou l'auto-apitoiement. Et de fait, il est vrai que certaines habitudes exigent une attitude volontariste. Conduire, avec un code de la route exotique et des panneaux qui ne semblent pas faire sens. Faire les courses dans des supermarchés où l'oeil européen est noyé de références (25 marques de céréales, vraiment?) Accepter que de parfaits inconnus interrompent votre conversation pour s'en mêler, ou vous demander d'où vous venez. Parler anglais comme je parle français- du moins essayer.


La langue, même si elle m'occasionne (et m'occasionnera encore) bien des frustrations, commence à me devenir plus intime. Je commence à goûter la chair des mots, à toucher leur ossature. A percevoir l'image qu'ils projettent, sans m'en tenir au transvasement de sens depuis le français, ou à la froide rationnalité tirée du contexte, voire du dictionnaire. Glissement subtil que ce nouveau lien avec ma langue d'adoption, mais tellement émouvant. Comme en français, langue tant aimée et tant étudiée, dont je connais les pièges et les recoins sombres, je n'ai plus besoin de comprendre. Je sens les gros bouillons du sang qui gushes out of un personnage de roman blessé, et la gifle méprisante que s'administre le héros de Coetzee en se traitant de daft. 
Tout terme apprécié est ensuite testé, comme négligemment, dans une conversation, et ajouté à la liste des éléments qui constituent mon style. Chaque teste d'appropriation réussi est une vraie jubilation, une vraie fierté. Presque une conquête. Et je me dis que c'est peut-être là que se niche pour moi le sentiment d'appartenance à un lieu, à une culture : dans le plaisir des mots et de leur milliard de petites touches de couleur, de saveur, dans la poéticité du dire, dans le merveilleux pouvoir incantatoire de la langue.

3 commentaires:

patrick a dit…

Je pense que le plus que tu entends l'anglais américain, le moins que tu trouveras qu'il soit poétique.

Elise a dit…

"On n'habite pas un pays, on habite une langue."

Nina a dit…

True. Vos deux commentaires :-)