Avec le
temps vient, tout s'en vient. Une foultitude de petits riens. De
petites miettes de choses familières, d'assurance gagnées sur
l'angoisse de l'inconnu. Le trajet entre l'université et la maison,
qu'on fait pour la première fois sans y penser, sans avoir eu besoin
de jeter un œil au GPS. Les retours de plage, sable entre les doigts
de pied, dans l'exacte lumière des après-midis d'été de mon
enfance. Des conversations où on est contente d'avoir su exprimer
des nuances dans un vocabulaire soutenu, même si ça passe
totalement inaperçu auprès des anglophones blasés. Vient aussi le
temps des premiers amis, aussi, des premiers thés pris avec un
ersatz de pain au chocolat en parlant choc culturel, et de la
première fête de départ d'un vague pote danois. Cette évidence :
se sentir bien quelque part, c'est avant tout affaire de réseau. Il
s'agit juste de trouver sa tribu.
Avec la
confiance en soi, le regard évolue aussi. Si tout est différent,
alors il faudra prendre le changement à bras-le-corps. Les
Américains ont cette expression formidable : « you have
to embrace it ». Difficilement traduisible : quelque chose
entre « accueillir à bras ouverts », « épouser
pleinement », et « adopter (un nouveau comportement)
». C'est l'idée que tu dois te confronter à ta nouvelle réalité,
l'accepter profondément. Pas vraiment de place pour la nostalgie ou
l'auto-apitoiement. Et de fait, il est vrai que certaines habitudes
exigent une attitude volontariste. Conduire, avec un code de la route
exotique et des panneaux qui ne semblent pas faire sens. Faire les
courses dans des supermarchés où l'oeil européen est noyé de
références (25 marques de céréales, vraiment?) Accepter que de
parfaits inconnus interrompent votre conversation pour s'en mêler,
ou vous demander d'où vous venez. Parler anglais comme je parle
français- du moins essayer.
La langue,
même si elle m'occasionne (et m'occasionnera encore) bien des
frustrations, commence à me devenir plus intime. Je commence à
goûter la chair des mots, à toucher leur ossature. A
percevoir l'image qu'ils projettent, sans m'en tenir au transvasement
de sens depuis le français, ou à la froide rationnalité tirée du
contexte, voire du dictionnaire. Glissement subtil que ce nouveau
lien avec ma langue d'adoption, mais tellement émouvant. Comme en
français, langue tant aimée et tant étudiée, dont je connais les
pièges et les recoins sombres, je n'ai plus besoin de comprendre.
Je sens les gros bouillons du
sang qui gushes out of un
personnage de roman blessé, et la gifle méprisante que s'administre
le héros de Coetzee en se traitant de daft.
Tout terme apprécié est ensuite testé, comme négligemment, dans une conversation, et ajouté à la liste des éléments qui constituent mon style. Chaque teste d'appropriation réussi est une vraie jubilation, une vraie fierté. Presque une conquête. Et je me dis que c'est peut-être là que se niche pour moi le sentiment d'appartenance à un lieu, à une culture : dans le plaisir des mots et de leur milliard de petites touches de couleur, de saveur, dans la poéticité du dire, dans le merveilleux pouvoir incantatoire de la langue.
Tout terme apprécié est ensuite testé, comme négligemment, dans une conversation, et ajouté à la liste des éléments qui constituent mon style. Chaque teste d'appropriation réussi est une vraie jubilation, une vraie fierté. Presque une conquête. Et je me dis que c'est peut-être là que se niche pour moi le sentiment d'appartenance à un lieu, à une culture : dans le plaisir des mots et de leur milliard de petites touches de couleur, de saveur, dans la poéticité du dire, dans le merveilleux pouvoir incantatoire de la langue.
3 commentaires:
Je pense que le plus que tu entends l'anglais américain, le moins que tu trouveras qu'il soit poétique.
"On n'habite pas un pays, on habite une langue."
True. Vos deux commentaires :-)
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