samedi, septembre 10, 2016

Here in Texas

On s'y laisserait bien prendre, à ce confort tout américain. Celui du logis, cent mètres carrés, chacun sa salle de bains, frigo gargantuesque, micro-ondes et lave-vaisselle inclus. Celui des toilettes propres partout et du service ultrasympa, même à la pizzeria graisseuse du coin de la rue. A se demander, d'ailleurs, pourquoi la vie parisienne est à ce point dépourvue de ces commodités-là. Celui du tout-bagnole, jamais mouillée jamais rien de lourd à porter en s'esquintant les mains dans les escaliers du métro. Celui enfin des conditions de travail, qui me donnent à la fois l'impression de travailler pour Google et de vivre dans une série type Melrose place.

Melrose place, parce que les petits sont polis, bien coiffés, qu'ils portent un uniforme et qu'ils ont presque tous une piscine à la maison. Quand j'évoque la fréquence du prénom Mustafa en terres orientales (on étudie Les mille et une nuits), un minot de douze ans acquiesce et dit que son chauffeur, en Syrie, s'appelait comme ça. Quand ils ne trouvent pas le livre papier au magasin de l'école, ils me demandent s'ils peuvent amener leur kindle ou leur i-pad en classe la prochaine fois, comme je préfère, ils ont tous les deux.

Google, pour la culture d'entreprise. On est encouragés à donner à l'école, des sous ou du temps pour emmener des gosses au zoo le samedi. Il y a même un jour où porter le tee-shirt au logo de l'école (7,5$) pour montrer notre « pride ». Et l'école nous donne en retour : lunch confectionné par un French chef, cours de langues à prix cassés, pâtisseries pour les meetings et les anniversaires (en gros, plusieurs fois par semaine), book club, amateurs de cuisine du monde qui se retrouvent chaque mois... Les conditions de travail sont très bonnes : jamais plus de vingt gamins (tout gentils) par classe, profusion de technologie, photocopies couleur illimitées, bref de quoi faire pâlir d'envie n'importe quel ex-collègue du 9-3. Et comme chez Google, on bosse beaucoup, fréquemment sous pression.

C'est une autre vie que celle que j'ai menée à Paris, et une autre vie encore que mes quelques mois en Californie. Une vie prise dans la gestion du quotidien, où nous sommes littéralement aspirés par les contraintes matérielles : appart à meubler et vêtements de working girl à acheter, cours à préparer jusque tard le soir. Peu de distractions, parce qu'on ne connaît personne en-dehors de l'école et parce que la ville se couche tôt. Tout cela est provisoire, on le sait bien, mais la toute nouvelle identité qu'on avait réussi à se fabriquer en Californie chancelle à nouveau. Cent fois sur le métier remets ton ouvrage...

La question du sens de ce que l'on fait de soi-même, et du temps qui nous est donné à vivre, se pose aussi différemment. J'avais choisi d'enseigner, parce qu'avec la confiance et la connaissance on déplace des montagnes. J'avais choisi le français, parce que la langue est le véhicule de la pensée, que ce qui ce conçoit aisément s'énonce clairement, qu'au commencement était le verbe, tout ça. Parce qu'elle est la condition d'accès à toutes les autres disciplines, et parce que la littérature est accès à l'Autre, cheminement vers l'empathie. Logiquement, les gamins défavorisés et les migrants s'étaient imposés comme une évidence à mon esprit militant.

Ici, le français n'est qu'une langue étrangère parmi d'autres -et pas la plus facile. Il est outil de distinction sociale, ou refuge d'expatriés auto-ghettoïsés. Les gosses auxquels j'enseigne sont mignons, reconnaissants, et à titre individuel bien sûr qu'un prof peut tout illuminer dans la tête d'un ado, but who am I kidding ? Concrètement, au quotidien, je participe au renforcement des inégalités sociales. Je vous jure que c'est pas facile à avaler comme changement de carrière. Tous les deux, avec mon Américain préféré, on se dit qu'on est des infiltrés, des gauchistes féministes athées végétariens qui feront entendre une voix dissonante à ces petits cerveaux en formation. On sait jamais, s'ils deviennent DRH, politiciens ou traders, ils feront peut-être leur job d'une façon plus humaine. Mais c'est une lutte quotidienne.

J'essaie aussi de me rappeler que le confort matériel n'est pas la clef du bonheur, et qu'il y a sûrement des ados en souffrance psychique parmi nos élèves. Peut-être que le fait d'exister à l'école et d'y être reconnu peut les sauver. Peut-être qu'il y a moyen pour nous de se sentir davantage qu'un employé anonyme payé par des familles-clientes qui veulent des résultats. Only time will tell.

Quand même, wish me luck.

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