C'est un endroit où le commun des mortels ne mettra jamais les pieds, s'il a un tant soit peu de chance et une bonne étoile à remercier.
Un endroit immense et effrayant. Un endroit libre pourtant.
C'est un endroit où pénètre en revanche toute la misère du monde, en jogging, en dreadlocks ou tee-shirt de hard-rock : la 23e chambre correctionnelle de Paris.
Toute la misère de la terre, yep. Y'en a pas beaucoup, dans le lot, à être français. La plupart ont des noms d'emprunt, des identités mulitples, voire la nationalité qui change au fur et à mesure des interpellations. Vieux truc de clandestin : s'ils savent pas d'où vous êtes, ils peuvent pas vous ramener en charter.
Cet après-midi, il n'y a que des hommes à comparaître sous les ors de la République. Sans papiers, sans famille et sans avenir, parfois sans grande jugeote, faut bien l'avouer. Les avocats semblent bien jeunes et hésitants : commis d'office ? Après tout, c'est le mois d'août, la plupart des affaires sont des comparutions immédiates, je suppose qu'il n'y a là rien d'étonnant.
Le premier prévenu est pakistanais. Contrôlé alors qu'il conduisait sans permis français, et sans titre de séjour, non plus. C'est pas la première fois : mais il a épousé une Française et est père de deux petits Français, il n'a guère envie de rentrer en Asie. De nouvelles démarches devraient lui permettre de vivre ici régulièrement. Il dit que personne ne lui avait expliqué.
Suivent deux jeunes hommes soupçonnés d'avoir volé des objets à des particuliers. Les deux demandent à être jugés tout de suite : impossible, les victimes n'ont pas pu être prévenues, et elles ont des droits inaliénables. L'un, déjà connu des services judiciaires et sans-papiers, sera placé en détention en attendant. L'autre, jeune papa vivant en foyer d'insertion, demande à ce qu'on le laisse repartir. Mais on n'arrive pas à se procurer son casier judiciaire, alors même qu'on a sa pièce d'identité. Bizarre... L'un des avocats s'énerve : "A quoi sert de leur demander s'ils souhaitent être jugés immédiatement ? Ce n'est presque jamais faisable ! Et pourquoi ? Les services de Mme le Procureur ont appelé les victimes. C'était occupé, disent-ils ! On peut s'étonner d'un tel manque de diligence, qui conduira ces jeunes hommes à dormir en prison !" Point taken.
Il y a aura ensuite un jeune Black athlétique déjà emprisonné pour une autre affaire, pris à la sortie du parloir avec de la drogue qu'il s'est fait remettre par son frère handicapé mental. Pas pour son usage propre, jure-t-il. Et il n'avait pas l'intention de mêler son frère à tout ça. La procureure semble dubitative, le cuisine. La prof de français en moi s'agace : pourquoi la "portion de cannabis" de la juge se transforme-t-elle en "barrette de shit" quand on s'adresse aux prévenus ? Pourquoi le ton sec bêtifiant pour eux, et le vocabulaire châtié entre gens du même monde ? La mère et la soeur se serrent sur les bancs, inquiètes. Puis vient un Egyptien sans-papiers ayant outragé un agent RATP. Un gitan voleur compulsif de perceuse sur chantier. On finit par se dire que c'est décidément triste, la pauvreté. Toutes les histoires se ressemblent.
Mes yeux fatigués de lucky white girl se réveillent quand je vois apparaître un certain Tom. Blanc, soigné, dûment identifié, c'est sûr qu'il détonne. Tom a des problèmes d'alcool. Il a suivi, volontairement, une cure de désintox il y a quelques mois. Mais la semaine dernière, il a pété un plomb et bu à l'excès, et cassé la gueule de trois passagers du métro dans la foulée. "J'avais perdu ma grand-mère, et c'est quelque chose que j'ai énormément de mal à accepter", dit-il pour s'expliquer. Putain, le coup de la brute au grand coeur. Je me sens idiotement fondre. Pourtant je sais que ça n'a rien de glamour, un exploseur d'arcade sourcillière. Mais que voulez-vous... Aye, j'aurais pas pu être juge.
Je m'esquive avant la fin, n'ayant pas de verdict à attendre. Je me dis que quelque part, ces gens-là et moi faisons un peu le même métier : donner une seconde chance, ou punir, en misant sur des lendemains plus avisés. Même ingratitude de la tâche, même droiture conférée par la position et, j'ose l'espérer, même foi en la perfectibilité humaine.