Autre week-end, autre manif. Aujourd'hui, avec le Super Bowl qui se déroule dans notre ville, nous avions une occasion exceptionnelle d'attirer l'attention des médias. Tout le monde en était bien conscient, d'ailleurs, car il y avait une brochette de témoins de Jéhovah à tous les coins de rue. Quand j'en ai parlé aux membres de mon association féministe, elles m'ont gentiment prêté un grand panneau "Keep abortion legal", à leur retourner bien sûr parce que ça coûte cher ces trucs-là. Revêtue de mon tee-shirt de la Marche des femmes à Austin, j'étais toute fière de venir aussi bien équipée. En France, je me suis toujours contentée d'autocollants pourraves et de panneau fabriqués main sur des feuilles Canson.
Je suis arrivée vingt-cinq minutes en retard. J'ai failli louper la manif. C'est qu'ici, on commence à l'heure : quand c'est marqué 13H, on a un petit speech pour nous indiquer comment ça va se passer, puis on se met en marche à 13H03. Je rappelle qu'au Texas, à moins d'un permis délivré en bonne et due forme, ce qui n'arrive pas si souvent qu'en France, on n'a pas le droit de marcher dans la rue. Nous étions donc plusieurs centaines, à la queue leu leu sur le trottoir, entourés d'un côté par des murs et de l'autre par la police à cheval. Ce qui est assez ironique, si l'on considère que l'un de nos chants était "Whose street is this ?"/ "This is our street". Le mot d'ordre était assez vaste : Black Lives Matter, No Dakota Access Pipeline, les réfugiés sont les bienvenus, pour le droits des femmes à disposer de leur corps... Tous les furieux de la politique trumpiste pouvaient trouver leur place.
Mon panneau a d'abord eu pas mal de succès, notamment de la part de vieilles militantes me félicitant pour ce slogan pro-choix. L'ambiance était bon enfant, comme les deux autres manifs auxquelles j'ai participé ici. Hommes, femmes, blancs surtout, mais pas que, des immigrés plus ou moins récents et des femmes voilées : ça faisait chaud au coeur. Des voitures nous klaxonnaient et nous applaudissaient. Un type est passé au volant de sa voiture, mégaphone à la main, pour nous dire que Trump était élu, qu'il fallait bien qu'on s'y fasse, et qu'on brûlerait tous en Enfer.
A l'arrivée, près du stade, d'autres Chrétiens prosélytes nous attendaient. Des hommes, la cinquantaine au moins, en majorité. Ils souriaient tous d'une façon un peu étrange en nous assénant qu'on n'irait pas au Paradis, comme si un responsable de com' leur avait dit qu'il fallait pas en plus paraître flippants, avec un message pareil. C'est donc avec un sourire jusqu'aux oreilles qu'un type a pris les Black Lives Matter à parti, en montrant mon panneau : "vous dites que les vies noires sont importantes, mais vous voyez, des pro-avortement se cachent parmi vous !" Sous-entendu : je favorise les meurtres de bébés et y'a sûrement plein de petits Noirs parmi eux. J'éclate de rire, parce que si je chercher à me cacher avec mon gros panneau bleu brandi bien haut, je suis vraiment pas douée. C'est alors qu'une nana, jeune et blanche, a hurlé "I love abortions! Yeah !" Le gars a continué : "Vous voulez savoir à quoi ressemble le Paradis ? Des rues en or, des rues de perle..." Ai-je précisé qu'au Texas, la lecture littérale de la Bible est majoritaire et qu'il vaut mieux ne pas trop essayer d'expliquer qu'Adam et Eve sont des allégories ? D'autres slogans ont alors fusé, parmi lesquels "Jésus était un réfugié". Le vieux Chrétien au sourire figé a alors été noyé dans un concert de voix progressistes, mais n'a pas battu en retraite. Il est resté là, silencieux, avec son panneau "Comment voulez-vous aller au Paradis si vous n'obéissez pas aux commandements de Jésus ?"
Nous avons fini par rebrousser chemin, panneau baissé, mais bien lisible. Trois personnes engageront un dialogue avec un moi sur le chemin : un mec blanc qui sifflera "pro-life pro-life" sur mon passage. L'idée m'est venue trop tard, foutu cerveau lent, mais j'aurais adoré lui répondre "Excusez-moi, vous avez un utérus ?" Trois nanas noires lèveront le pouce en signe d'approbation à mon passage, et un autre mec noir me balancera quelque chose d'inaudible au milieu des haut-parleurs crachant de l'hymne sportif. Ca n'avait pas l'air d'être très pro-choix.
Je ne sais pas si ça a toujours été comme ça, si à chaque manif, il y a contre-manif, comme les samedis à la clinique des femmes. Ce qui est certain, c'est que réconcilier un pays si profondément divisé politiquement et humainement, ça va être un sacré boulot. Et nous ne sommes qu'au début de ce mandat présidentiel.