jeudi, mars 24, 2016

Field trip.

IV.

Mercredi matin, 6H45. Fidèle à mon principe d'accepter toutes les sollicitations, et anticipant le fait que mon mec est parti pour deux jours avec la voiture, je me lève. J'ai accepté d'accompagner Melanie, copine de ma coloc, qui organise une sortie scolaire avec des CPs. Ses élèves sont 18, il y a plein de parents et on va à la plage. Ca devrait pas être trop dur. Et effectivement, à l'école, les petits ont l'air tout mignons. L'instit les appelle un par un pour leur coller une étiquette-prénom sur la poitrine : Jabez, Marcos, Raùl, Brisa, de temps en temps un petit Donovan ou une petite Alexia... On n'est plus à Santa Cruz ici, mais à Watsonville : c'est beaucoup plus pauvre, il y a même des gangs. C'est une des seules villes assez bon marché pour que la population d'origine mexicaine puisse se loger. Alors, même quand ils s'appellent Evelyn ou Jared, la plupart des élèves sont latinos. 

Un dernier tour aux toilettes, on prend le sac de pique-nique et zou, tous dans le beau bus jaune des séries américaines. Trois petites filles aux rubans fuchsia noués dans leurs longues tresses s'assoient côte à côte. Deux savent boucler leur ceinture, la troisième non. « Vous pouvez l'aider ?, me demande une maman. Je n'ai jamais été dans un bus avant. » Une autre maman a un tatouage dans le cou, et des lettres gravées à l'encre sur chaque doigt, façon mafia. Une petite fille d'environ six ans a même des dents métalliques, comme Joey Starr. Un autre monde, assurément.

A l'arrivée à la plage, une équipe de trois animateurs d'une association écolo est là pour nous accueillir. Dès leur première phrase, prononcée avec une joie antinaturelle au possible, « On va prendre un seau et ramasser des déchets ! », je me dis que ça sent l'arnaque, cette sortie. Mais je suis venue jusqu'ici, alors j'escalade la grande dune de sable comme tout le monde. Devant nous, l'océan pacifique et des vagues assez impressionnantes. Défense de s'approcher de l'eau. Les gamins furètent partout à la recherche de trucs à rapporter à la maîtresse. Ils sont enthousiastes, mais ne différencient pas très bien ordures et éléments naturels : des plumes, des morceaux de bois, des bébés méduses échoués atterrissent dans les seaux. Au bout d'une quinzaine de minutes, montée dramatique : une otarie morte est repérée sur le sable. Melanie doit dépenser pas mal d'énergie pour empêcher les gamins de tripatouiller la charogne recouverte de mouches. « On ne doit pas le toucher, il est mort, il pue. » « Il est mort parce qu'il pue ? », demande une petite fille. « C'est plutôt le contraire, chérie », répond-elle, impassible, alors que je rigole dans mon coin.

Plus j'observe l'instit, et plus je la trouve emblématique de l'éducation à l'américaine. Elle ne dit jamais non, mais « pas aujourd'hui » quand un enfant veut mettre les pieds dans l'eau, ou « ce n'est pas un bon choix » quand un autre essaie discrètement de partir vers la zone de pique-nique avant l'heure. Les enfants sont considérés comme des êtres à part entière, qui font des choix, comme s'asseoir gentiment dès l'entrée en classe, ou faire l'andouille à la place. Pas d'impératif, pas d' « écoutez-moi ! », mais plutôt « c'est vraiment un bon moment pour écouter ce que j'ai à vous dire ». C'est un vrai débat, ici. Il y a quelques années, une journaliste ayant vécu à Paris a gagné pas mal d'argent avec deux bouquins, « Les enfants français ne balancent pas leur nourriture » et « Bringing up Bébé ». La thèse, en gros, est que les Américains sont des « parents-hélicoptères » qui survolent leur gamin en permanence, ne lui laissant pas le temps de s'ennuyer et interrompant sans cesse leur vie d'adulte pour l'écouter. N'élevant jamais la voix, ils passeraient leur temps à comprendre pourquoi, au fond de lui, leur gamin de 18 mois a jeté sa purée par terre. 

Les Français, eux, gronderaient plus facilement leur progéniture, lui apprendraient à dire « bonjour » et « merci » de façon beaucoup plus systématique, et lui diraient d'aller jouer dans le jardin quand ils veulent boire un verre avec leurs amis. La comparaison est trop grossière pour être tout à fait honnête, mais je dois avouer que la seule maman que j'aie vu reprendre son fils qui courait dans les allées d'un supermarché, c'était une Italienne. Les petits Etats-Uniens, eux, jouent librement entre les rayons, slalomant entre les jambes des clients et flanquant des boîtes de céréales par terre. La culture mexicaine, elle, semble plus proche de la culture française ; quand Javier se roule dans la dune au lieu de remettre ses chaussures, sa mère lui dit sèchement : « Tu as entendu ta maîtresse, elle a dit que ce n'était pas un bon choix. Ca veut dire que tu fais quelque chose de mal. » Et de le ramener dans le droit chemin par le col de son manteau.

De l'autre côté, l'éducation à l'américaine est vraiment chouette dans sa façon de considérer les gosses, et de leur donner envie d'apprendre. Melanie a mis au point tout une sorte de petits gimmicks pour attirer l'attention des enfants, « If you can hear me, point to the floor. If you can hear me, point to the door », elle chante la phrase « j'en vois deux qui n'ont pas écouté ce que j'ai dit » quand des gamins partent cueillir des fleurs au lieu de venir colorier leurs albums. La petite Brisa, qui se colle à côté de nous pour déjeuner, n'ose pas répondre à nos questions, ni décrocher un mot face à deux adultes qu'elles ne connaît pas ; Melanie la rassure, « c'est parfaitement ok d'être timide sweetie ». J'imagine avec nostalgie ce que j'aurais pu faire d'un commentaire comme celui-là, la confiance que ça m'aurait donné, moi qui étais une môme quasi-mutique.

A 10H40, c'est déjà l'heure de manger. Le déjeuner, évidemment, est composé de deux sandwiches au beurre de cacahuète et à la confiture. Certains parents ont ajouté des chips, pour faire bonne mesure. Le packed lunch contient aussi des baby carottes en sachet, des raisins secs et des pommes : un bon tiers atterrissent dans le carton à surplus. Pendant la digestion, la maîtresse les incite à dessiner, voire écrire pour ceux qui peuvent, ce qu'ils ont vu pendant le matinée. Certains écrivent leur nom, inventent une grand-mère qui était avec eux pendant la sortie. D'autres veulent savoir, « Comment on écrit Garbage ? » et je me demande bien ce qu'ils auront retenu de leur exploration du bord de mer. Qu'il y a des détritus ? Des animaux en décomposition ?
 Melanie change d'activité très souvent. Elle explique qu'à cet âge, ils peuvent rester attentifs 7mn en moyenne. Moi qui trouvais fatigant de rythmer mes cours de seconde... Après un temps de jeux dans le sable, enterrer les pieds de la maîtresse, construire des châteaux avec des coquillages dessus, il est l'heure de rentrer. Mais pas avant d'avoir re-mangé un petit quelques chose, sandwich restant, gâteaux, lait chocolaté.

Dans le bus du retour, je suis vraiment contente d'avoir pu assister à ce moment de classe, malgré le ramassage de déchets à mains nues (les gants, c'était pour les petits). Par la vitre, je vois les immenses champs de fraises, les ouvriers latinos qui y suent, travailleurs pas chers et dociles. Et je me dis que leurs enfants, déjà bilingues et les yeux émerveillés des petits riens marins, sont peut-être assis à côté de moi. 

dimanche, mars 20, 2016

From California, with love. Part III.

III.

Il y a aussi des choses dont on parle moins, parce que c'est moins drôle, moins exotique, et que tout le monde vous imagine folle de bonheur, une planche de surf sous le bras, dans un décor baigné de soleil. La solitude, physique ou psychologique, est devenue un sentiment archiquotidien. Ici, il me faut assumer une grosse part d'étrangéité ; ne pas connaître les codes, mesurer attentivement ce qui se fait ou pas, mais toujours trop tard, avancer avec un accent bizarre, mêlé de britannique et de français, mais sûrement pas autochtone. Il était facile d'être celle qui parlait le mieux anglais tant que j'étais à Paris ; ici, au milieu d'Américains monoglottes, qui ne savent pas ralentir dans les explications techniques ou expliquer les références culturelles à l'étrangère de service, j'ai des moments de flottement. De longs moments. 

Me reviennent des timidités d'adolescence, patiemment camouflées sous le professionnalisme de l'enseignante. Je refuse d'être celle pour qui toute la conversation devra ralentir, celle qu'on écoutera poliment, mais un brin impatiemment quand même. Je rechigne à prendre la parole en public. Parfois même, je buggue. Je veux parler aussi vite et aussi bien qu'en français, avoir à la fois cette aisance dans le maniement des concepts et ce léger décalage humoristique qui font les conversations parisiennes, et je me prends magnifiquement les pieds dans le tapis. Trop tôt, trop maladroit. C'est tout une nouvelle identité qu'il va me falloir inventer.

Parfois, je panique. Mais qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai quitté la famille que je me suis choisie, c'est-à-dire mes amis, ma famille de sang aussi, un travail intéressant, la reconnaissance professionnelle, ma langue, à laquelle je suis si attachée, une ville que je connaissais depuis douze ans... Je dis à qui veut l'entendre que je suis partie par amour, et par goût de l'aventure, et que ce sont les plus belles raisons du monde, mais ces paroles bravaches ne suffisent pas toujours à calmer les angoisses qui couvent, façon feu mal éteint.

Toutes les nuits, je rêve en français. C'est le stratagème qu'a trouvé mon cerveau pour m'épargner un trop grand choc avec ma nouvelle réalité. Je passe ainsi mes nuits dans mon ancien lycée, dans des coulisses de théâtre, ou dans la maison de mon enfance. Tantôt, j'entame ma journée avec l'énergie de celle qui sait pouvoir compter sur une quantité raisonnable de gens qui l'aiment ; tantôt, c'est la nostalgie des affections lointaines et des possibles parisiens qui me plombe. Je me demande combien de temps il faut à un humain pour s'habituer à un environnement, et pour ressentir quelque chose qui s'apparenterait de près ou de loin à une routine.

jeudi, mars 10, 2016

From Californie, with love (part II)

II.

Alors que je termine ma troisième semaine d'expatriée oisive, je commence à prendre un rythme, à comprendre qu'il est possible de s'accorder cinq mois de repos et de plaisir sans culpabiliser, sans ressentir l'angoisse de l'agenda vide. Lire, écrire, retrouver la joie de cuisiner longuement un plat pour des gens qu'on aime. Laisser échapper des petits cris ravis en apercevant une maman loutre avec son bébé, ce qui me signale clairement comme touriste devant les locaux totalement blasés.

Mon amour renouvelé pour la cuisine est aussi une nécessité pratique. Il est tellement facile ici d'accumuler les calories ! Le moindre chocolat chaud vous est servi en 50cl, avec crème chantilly, copeaux de chocolat noir, et la dose recommandée de sucre pour 24H. Chaque salade, chaque poisson, chaque steak (que mes voisins de table consomment, pas moi) est recouvert d'une sauce épaisse. Grillé, sauté, poché : sans exhausteur de goût, c'est considéré comme fade. Les produits transformés sont partout, chips, pizzas, tacos, taquillas, burritos, fajitas, sodas à volonté, et vos colocataires s'étonnent que vous prépariez vous-même vos repas tous les jours. 

Je ne parle même pas du sandwich américain typique : une couche de beurre de cacahuètes, une couche de confiture, et on referme le pain. Du gras, du sucre, à peu près zéro vitamine ou nutriment. Je me fais silencieusement la promesse que mes futurs enfants n'auront jamais le même lunch que leurs camarades. Fun fact : je me suis amusée à calculer mon poids en livres, et ma taille en pieds. 130 livres pour 5,5 pieds. De quoi se motiver pour aller à la salle de sport tous les deux jours.

Autre mini-choc culturel : la Trivia night. Cela se passe au pub du coin, tous les mercredis : une vingtaine d'équipes, amis ou famille, se réunissent pour répondre à 31 questions de culture générale. Les vainqueurs gagnent une tournée. En France, j'étais championne à ce jeu-là. Littérature, histoire, géographie, politique, et même culture pop, j'enchaînais les bonnes réponses. Hier soir, je n'ai pu que regarder mes coéquipiers américains souffler « facile » en répondant à des questions sur le président des USA qui a aussi été chef de la CIA, sur l'auteur de l'hymne américain ou les mots qui terminent Gatsby le magnifique

C'est là que je réalise de plein fouet cette évidence: la culture, c'est éminemment relatif. Ma culture générale, si solide soit-elle, ne vaut pas grand-chose hors de France, où personne ne connaît Flaubert, Lucie Aubrac ou Jean Jaurès. Les rares questions auxquelles je peux répondre, tout le monde peut y répondre. Ma contribution personnelle se sera limitée à donner le nom du singe chapardeur dans le dessin animé Aladdin. Tu parles d'une gloire. Dès demain, c'est promis, j'écume internet à la recherche de L'Histoire américaine pour les nuls. Il faut bien commencer quelque part.

vendredi, mars 04, 2016

From California, with love


I.

C'est une drôle d'expérience que celle du temps distendu, qui s'étire entre tes doigts façon chewing-gum. Du temps gratuit, dont tu n'as à rendre compte à personne. Une sorte d'avance sur retraite, prise au milieu de la vie - dans ces temps difficiles, on ne sait jamais. Du temps à modeler : ça n'a pas de forme, juste celle que tu lui donneras, éventuellement. Tu as cinq mois pour faire quelque chose d'intelligent, de beau, d'inédit, de ta vie. Quelle pression.

Je dois très sincèrement me trouver dans une des plus belles régions qui soient mais, ironie du déraciné, je n'ai pas grand-monde avec qui la partager. Il faudra un jour que je m'interroge sur les raisons qui me font foutre le camp dès que j'ai acquis une certaine stabilité quelque part. En attendant, je vais à la plage seule, je me promène dans la forêt seule, je m'émerveille de voir des colibris et des petits lapins seule. J'épuise les lieux où je peux me rendre facilement, l'arboretum, le musée d'art et d'histoire, le spot où viennent frimer les meilleurs surfeurs.

Il faut dire que je n'ai pas encore gagné mon passeport pour l'indépendance, le permis de conduire californien. Vaguement traumatisée par mes trois échecs à la version française il y a presque vingt ans, je me répète ce que dit le manuel du conducteur local, «  The Department of Motor Vehicles wants you to pass ». Ma réussite au code de la route, quelques dix-sept heures après ma sortie de l'avion, m'autorise déjà à conduire avec Nick à mes côtés. Comme ça, sans leçons de conduite ni véhicule à double commande, les jeunes Américains sont lancés sur les routes. A seize ans. Au volant d'une voiture, moi, je suis désorientée. Je ne sais pas lire l'espace urbain américain. Les feux sont placés de l'autre côté de l'intersection, la priorité à droite n'existe pas, il y a souvent des choses écrites à même le sol, on se fait klaxonner pour ne pas avoir tourné à droite alors que le feu était rouge... Codes nouveaux, à étudier, à assimiler.

L'organisation de la ville est très peu verticale, pas de hautes tours dans la capitale des hippies, et l'espace disponible est immense. En comparaison, l'Europe paraît recroquevillée sur elle-même, maximisant ses zones constructibles et ses surfaces agricoles. Ici, les maisons n'ont pas nécessairement d'étage, mais une surface au sol équivalente à cinq salles de classe. Je marche sur des trottoirs ultralarges, je bois des thés dans des cups en carton trois fois trop grandes, j'ai acquis i-phone et i-pod, je suis connectée, un cliché vivant, les US c'est vraiment le pays du gigantisme.
TO BE CONTINUED...